Origine de l’œuvre
L’expérience d’immersion visuelle est apparue à la fin du 18e siècle avec les premiers panoramas. Au 19e siècle, elle est rapidement devenue une attraction majeure partout en Europe, avec quelques incursions en Amérique du Nord. L’attrait irrésistible du cinéma au tournant du 20e siècle a sonné le glas de l’industrie des panoramas fixes. La situation a changé au cours du 20e siècle avec les techniques de projection de plus en plus sophistiquées et encore davantage récemment avec les technologies d’imagerie assistées par ordinateur. Cellesci permettent désormais de faire vivre des expériences d’immersion et d’interaction qui vont bien audelà de celles offertes par le cinéma et les panoramas originaux. En entrant dans les sphères de la peinture, de la photographie, du cinéma, de la télévision et maintenant de l’écran informatique, les spectateurs devenus visiteurs, acteurs ou même habitants se sont engagés sur la voie de l’expérience directe et de la participation active; ils ont pénétré dans une nouvelle dimension du réel qui, sans aucun doute, prendra de l’expansion, sera enrichie et stimulera nos sens et nos actions.
Le projet de Luc Courchesne s’inscrit dans cette évolution des médias en tentant de concrétiser le concept d’une réalité élargie au sein de laquelle le monde physique peut être enrichi au point de devenir virtuel. L’approche novatrice de Vous êtes ici repose sur le fait que les réalités physiques, augmentées et virtuelles sont présentées sous la forme d’une expérience continue de l’espace. Du point de vue de l’artiste, ces concepts de la réalité sont simplement des dimensions différentes d’une expérience uniforme du réel.
L’œuvre commente également le concept du « cube blanc » (« white cube ») adopté au 20e siècle pour présenter l’art moderne ainsi que ses limites, exposées par les pratiques artistiques conceptuelles et minimalistes dans les années 60 et 70. 2 Ces pratiques ont mis en lumière l’espace d’expression de l’art plutôt que l’objet d’art luimême et contribué à instaurer le concept de « boîte noir » (« black box ») adopté dans les années 80 et 90 comme contexte principal pour les explorations artistiques des nouveaux médias informatiques.
Vous êtes ici fait directement référence au cube blanc (la salle d’exposition) et à la boîte noire (l’espace de projection) tout en ouvrant une troisième dimension d’exploration, virtuelle cette fois, que l’artiste nous invite à découvrir. L’exposition visionnaire d’Yves Klein en 1957 intitulée le Vide, et la simulation iconique de son saut dans le vide trois ans plus tard, en novembre 1960, sont clairement des points de départ de Vous êtes ici. Pour Luc Courchesne, les possibilités d’immersion et d’interaction offertes par les technologies de l’information et de la communication ouvrent de nouveaux espaces comme ceux auxquels Yves Klein faisait allusion. Ces « terrains d’apparition », comme dit Courchesne en reprenant une expression de Frédéric Berthet, 3 sont de plus en plus accessibles et fluides, et constituent à la fois une invitation et un défi.
La démarche de Luc Courchesne
Vous êtes ici est inspiré de plus de 30 ans de pratique dans les arts médiatiques depuis les années 80, à l’époque où Luc Courchesne se servait de videodisques et d’ordinateurs pour créer des installations vidéo interactives. Elastic Movies (1984) et Encyclopédie claire-obscure (1987) ont déclenché son intérêt durable pour l’art participatif et l’utilisation des techniques interactives dans l’art et design expérientiel. La présence de Luc Courchesne dans Vous êtes ici (2010) et la forme d’échange dialogué sont inspirées de ses travaux sur le portrait dans les années 90. Portrait no 1 (1990), Portrait de famille (1993) et Salon des ombres (1996) faisaient tous appel à des séries de questions prédéterminées pour guider les conversations entre les personnages virtuels et les visiteurs.
Paysage no 1 (1997) et Passages (1998) ont marqué une transition formelle du portrait au paysage dans les travaux de Luc Courchesne. En faisant le lien entre le sujet et l’espace, l’identité et le territoire, l’auteur a remis au goût du jour son intérêt pour l’espace immersif et s’est lancé dans un projet visant à simplifier le processus de création de l’expérience d’immersion et d’interaction. Cela a mené à l’invention de son Panoscope (2000) et à ses adaptations successives dans The Visitor: Living by Numbers (2002), la série T’es où? (2005 à 2010) et Vous êtes ici (2010).
Parallèlement, les premières installations de Luc Courchesne ayant exploré les effets de la lumière et de l’obscurité sur la perception et le comportement ont un lien direct avec la technique qu’il a développée pour l’immersion visuelle et l’exploration du concept d’espace et de réalité sur laquelle repose Vous êtes ici. Dôme clairobscur (1982), une véritable préfiguration, et Combinaison antilumière (1982), avec les concepts de coques de bateau qu’il a créés à l’époque, s’inscrivaient dans sa quête continue en vue de définir et d’officialiser un espace d’expérience pur, lié directement ou indirectement aux forces élémentaires de la nature. D’autres travaux utilisant l’espace et la lumière donnent un avantgoût du type d’expérience d’immersion qu’il crée dans Vous êtes ici : un environnement riche et complexe qui n’est plus une représentation de quelque chose d’autre, mais une véritable dimension du réel qui s’ajoute et complète les dimensions physiques et augmentées auxquelles nous sommes déjà habitués. Parmi ces premiers travaux d’immersion, notons The Center is Dark (1982), Jour et nuit à la plage (1983) et Installation claireobscure (1985).
Dans ses travaux au fil des ans, Luc Courchesne a toujours maintenu un lien profond avec la photographie et une approche documentaire en vertu de laquelle il se sert des caméras comme outil de cueillette de la matière première. Les éléments ainsi recueillis sont ensuite assemblés dans des environnements 3D explorables pouvant être visités, comme c’est le cas dans Vous êtes ici. Avec ses travaux, qu’il s’agisse d’installations, d’images fixes ou de panoramiques anamorphosés circulaires en mouvement, Luc Courchesne tente de faire tomber le cadre et d’inviter les spectateurs à l’intérieur de l’espace image pour en faire des visiteurs, des participants et éventuellement des habitants des mondes qu’il propose.
Enfin, le 50e anniversaire du saut visionnaire d’Yves Klein dans le vide, qui a inspiré directement Vous êtes ici, donne l’occasion de réfléchir sur les pratiques de l’art contemporain et les défis que cellesci posent pour la théorie de l’art. Tout comme l’exposition Le Vide de Klein a remis en question le « cube blanc » à titre d’espace par excellence de l’art contemporain, Vous êtes ici ouvre une nouvelle dimension pour l’art contemporain : avec Luc Courchesne, le vide devient un nouveau terrain à explorer, à construire et à habiter. Dans ce sens, le titre « Vous êtes ici » fait référence au défi auquel nous sommes confrontés lorsque nous entrons en territoire inconnu. Les questions liées à la subjectivité et à l’espace, à l’identité et au territoire sont posées sous de nouveaux angles. Fait intéressant, Vous êtes ici commence là où se termine le livre « The in/visible domain », que Luc Courchesne a publié en 1985. S’il nous situait à l’époque face à une mer inconnue, à la périphérie d’un monde copernicien et en attente de l’invention d’une sorte de gouvernail, nous avons désormais une manette omnidirectionnelle (l’application iPhone) qui nous offre des « ailes » pour se lancer vers l’inconnu, une forme actualisée du vide auquel Camus faisait peutêtre allusion dans sa note à Yves Klein il y a 50 ans.
1 Note laissée par Albert Camus lors de l’exposition Le Vide d’Yves Klein en 1957, à la Galerie Iris Clert de Paris.
2 Voir The White Cube, de Brian O’Doherty
3 Frédéric Berthet, Éléments de conversation, Théorie de la mondanité. Communications 30, p. 147